On n’a jamais assez d’imagination pour le pire.
J’ai appris avec le temps que rien ne se passait jamais comme prévu.
Rien ne se passe jamais comme prévu. C’est une règle. Il suffit de désirer une rencontre pour qu’elle n’arrive pas, préparer un mot d’esprit pour qu’il tombe à plat. Il suffit d’imaginer un triomphe pour avoir la défaite, ou pire encore une petite victoire étriquée. Il suffit d’imaginer le meilleur pour avoir le pire ou le moins bon. C’est une règle secrète et taboue. Tout le monde le sait mais personne n’ose le dire. C’est une vérité cachée et immuable : pour le meilleur ou pour le pire, le destin ne supporte pas qu’on se mêle de ses affaires. Il a horreur qu’on essaye de lui forcer la main.
La Fontaine l’évoque discrètement dans une fable dont petit, je n’ai pas tout de suite saisi la portée : « Perrette sur sa tête ayant un pot au lait bien posé sur un coussinet, prétendait arriver sans encombre à la ville… ». C’est une fille qui s’en va vendre son lait à la ville. Elle imagine en marchant qu’avec l’argent elle pourra acheter des œufs, qui feront des poules, qu’elle pourra vendre pour acheter un cochon, puis un veau, premier d’un troupeau… Mais voilà qu’au détour du chemin le pot-au-lait tombe de sa tête. Pourquoi ? On n’en sait rien. Il n’y a aucune explication ni morale à cette fable. Non seulement elle ne sera pas riche, comme elle l’avait espéré, mais en plus elle se fera battre d’avoir cassé la cruche. C’est comme ça. Il suffit d’imaginer pour que ça ne se passe pas comme on l’avait imaginé. « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » disait aussi Mallarmé. S’il prétend gagner, le joueur qui abat ses cartes doit d’abord renoncer à sa mise. L’innocent qui entre en salle d’audience doit dire adieu à sa liberté. C’est comme ça. Il faut vouloir sans espérer, espérer sans croire, et toujours se préparer à ce qui n’arrivera pas.
Rien ne se passe comme prévu, et pourtant connaître cette loi d’airain ne sert à rien et malheur à celui qui croit influencer le destin parce qu’il sait que le destin ne se laisse pas influencer. Il ne suffit pas, puisque tout ce que j’imagine ne se passera pas comme je l’avais imaginé, d’imaginer tout ce que je ne voudrais pas pour être sûr que cela ne se passera pas. Il ne suffit pas de tenter un coup de poker en pensant « ça ne marchera pas » pour être sûr que ça marche. Je le répète, on ne trompe pas le destin qui saura bien voir que vous espérez le pire pour obtenir le meilleur et qui donc vous enverra le pire, un pire encore pire. On n’a jamais trop d’imagination pour le pire.
Et même si vous réussissiez par un long et constant travail sur vous-même à vous désabuser sincèrement de tout, à ne plus rien espérer, à ne plus croire en rien. Est-ce que vous pensez pouvoir épuiser en imaginations tous les scénarios du pire ? Les possibilités sont infinies. Perrette peut bien marcher en pensant, pour ne pas trébucher et casser son pot au lait, qu’elle risque de trébucher et de casser son pot au lait, rien ne l’empêchera finalement de trébucher et de casser son pot au lait à cause d’un loup sortant du bois (puisque nous sommes chez La Fontaine). Elle peut réussir à se rendre au marché sans casser son pot au lait et se faire dépouiller de son argent au moment de repartir. Elle peut vendre son lait, acheter des œufs et faire tomber les œufs au retour. Elle peut vendre son lait, acheter des œufs, élever ses poules, finir riche et se faire assassiner pour son argent. On n’a jamais assez d’imagination pour le pire.
Aussi je ne me risquerai pas à imaginer un avenir optimiste pour ne pas condamner toute possibilité de le voir advenir. Même dérisoire, même minuscule, ne gâchons la possibilité du miracle. Les prévisions pessimistes quant à l’avenir de l’humanité vont à foison, nous les voyons d’ailleurs se mettre en place sous nos yeux comme un plan se déroulant sans accrocs : développement de nouvelles technologies entraînant l’épuisement des ressources, réchauffement climatique et concentration des richesses, contribuant à l’émergence de régimes totalitaires développant de nouvelles technologies pour resserrer leur emprise sur la société, accélérant d’autant l’épuisement des ressources, le réchauffement climatique et la concentration des richesses, consolidant les totalitarismes, accélérant le développement de nouvelles technologies pour resserrer leur emprise sur la société, etc. jusqu’à ce que mort s’en suive.
Tout est là, tout est prévu, diriez-vous. Nous avons tous l’œil rivé sur la catastrophe à venir. Les articles alarmistes, répondent aux tribunes solennelles et les réseaux sociaux crépitent au bruit des mauvaises nouvelles. Or, si rien ne se passe jamais comme prévu, alors pourquoi trembler ? Le meilleur reste à espérer. On voit même les responsables du désastre, jusque-là optimistes de métier, se ranger sous l’étendard de l’indignation pour mieux promettre de régler les problèmes qu’ils ont créés avec les moyens mêmes qui les ont engendrés. Avec eux, l’avenir se laisse imaginer très facilement et c’est à la portée du premier venu de prévoir ce qui nous attend et donc de contribuer à déjouer les pièges du destin.
Je pense qu’on peut être optimiste.
Alexandre Markoff
Grand Colossal Théâtre (Montreuil – 93)
Collectif d’acteurs, auteurs, metteurs en scène, scénographe, musiciens. La compagnie s’est notamment fédérée, depuis 2014, autour de trois créations originales écrites et mises en scène par Alexandre Markoff : Batman contre Robespierre, La Chienlit (série théâtrale en 4 épisodes) créé pour le Théâtre 13 à Paris et Jean Claude dans le ventre de son fils.
Pour eux, le théâtre est avant tout le lieu d’un rassemblement, une assemblée qui délibère. Le théâtre est politique. S’il est question de fictions, de raconter des histoires, en s’adressent à un public, on finit toujours par faire de la politique, par promouvoir des valeurs, délivrer un message. Le théâtre s’adresse à la société.