Notre futur ~ Arnaud Ladjadj ~

Texte 1

Pour être honnête, la situation actuelle n’est pas vraiment faite pour qu’on se retrouve vite. Et pourtant, j’ai l’impression qu’elle décuple notre envie de vous revoir. Alors oui on devra s’adapter, inventer des nouvelles façons de nous rencontrer. Mais on se retrouvera, à l’air libre, entre deux confinements.
Il faudra trouver comment on se donne rendez-vous, comment on se parle sans masque, comment on se regarde, comment on bouge ensemble dans la rue, comment on reste proche tout en gardant une distance. Je ne dis pas que ce sera facile, mais on est motivés pour essayer. Tester. Se planter et recommencer. Sans avoir aucune idée de ce qui se passera l’année prochaine. On est habitués, c’est déjà ce qu’on fait depuis le début de notre toute petite compagnie, il y a deux ans à peine.
Donc autant continuer.
Plongeons ensemble dans cette période d’incertitude… Et finalement pleine d’espoir aussi. Quitte à ne pas savoir ce que sera le futur, autant essayer de l’inventer comme on veut dès maintenant.

Texte 2

Retour à La Rochelle
28 mai 2030, Poitiers

C’est dans ces rues de lumière que l’aventure de Brasse Brouillon a vraiment commencé, il y a de cela quelques années, à l’époque où on pouvait jouer sans masque. Depuis, la compagnie a fait un bout de chemin et aujourd’hui encore le public est au rendez-vous. Personne ne sait exactement ce qui va être joué. Mais c’est ce qu’on aime avec Brasse Brouillon : le frisson du saut dans l’inconnu. Depuis que les événements culturels dans l’espace public sont devenus une institution, les organisateurs ont pris l’habitude de donner carte blanche à des compagnies au lieu de programmer des spectacles calibrés. Il est loin le temps où il fallait avoir fini un spectacle avant de l’avoir commencé. Les acteurs publics ont tous intégré les Arts de la Rue dans leur politique de développement, en ville comme à la campagne. Le respect des droits culturels des habitantes et des habitants d’un territoire est désormais une priorité nationale. C’est devenu normal de s’exprimer artistiquement pour aider à inventer la ville ou le village de demain. Les expériences menées dans toute la France à la suite du vaste Plan Culture ont porté leurs fruits. Finalement, de nos jours on peut dire que tout le monde a joué dans la rue au moins une fois dans sa vie.

Toute l’équipe se frictionne les mains avant le spectacle. C’est devenu une habitude ce geste, les enfants l’apprennent à l’école. Derniers regards avant le grand saut. Tout est calme. Le public commence à arriver au point de rendez-vous. Comme d’habitude, il y a le petit rituel avant de jouer, avec toute l’équipe resserrée. Il est loin le temps où Brasse Brouillon faisait du théâtre en solo. Ce n’était pas l’objectif de départ mais à l’époque ça nous avait permis de survivre, ça rassurait les programmatrices et les programmateurs qui devaient remplir quatorze pages d’autorisation pour un seul spectacle de rue. A présent nous sommes huit à jouer ensemble. Il y a quelques années c’était inimaginable. Pourtant, le vaccin tant attendu n’est jamais arrivé. Il a fallu continuer, trouver d’autres façons de faire. Pour respecter les protocoles sanitaires, l’équipe entre en « roulotte » au début de la tournée. C’est l’expression actuelle pour signifier le protocole suivant : test de dépistage de chaque membre, puis regroupement de l’équipe dans le même habitat pour toute la durée de la tournée. En l’occurence trois camions aménagés. Cela nous demande de dire au revoir à nos familles et d’être isolés plusieurs semaines. Les contacts du groupe avec l’extérieur sont balisés, le ravitaillement est pris en charge par les gars de l’Alimentaire, le service public de distribution de repas. Ils travaillent aussi avec les plateaux de tournage et les compagnies de CRS. Entre autres. On a un peu l’impression d’être dans un sous-marin. Ce sont les circassiens qui ont inspiré cette technique de la « roulotte » à tous les autres arts du spectacle. Depuis tout le monde s’y est mis. Ça rassure les municipalités, ça rassure le public. Les compagnies font des rotations sur les territoires, en fonction des projets, pour que les expressions artistiques de chaque citoyenne et de chaque citoyen ne se limitent pas à la seule période de l’été. Les tournées peuvent durer trois semaines, un mois. Ça permet aux artistes d’avoir quand même une vie de famille. La solidarité interprofessionnelle et les nouveaux congés parentaux permettent de « sauter » une roulotte quand on a un enfant. Mais normalement, tout le monde fait au moins une roulotte par an. La notre se termine ce soir, à la Rochelle. On a eu de la chance : les nouveaux masques translucides FFP8 ont été distribués aux Rochelais la semaine dernière. On va enfin pouvoir se voir de très près.

C’est l’heure. Le soleil est en train de descendre derrière la médiathèque de Villeneuve-les-Salines.

En jeu !

Arnaud Ladjadj

Brasse Brouillon (Poitiers – 86)
Après quelques années de repos, cette ancienne troupe de théâtre étudiante de Poitiers renait et se professionnalise sous la direction artistique d’Arnaud Ladjadj en 2018. La compagnie Brasse Brouillon commence une nouvelle histoire dans la rue avec une déambulation en solo, au plus près d’un public familial.